— we look for stranger things cause that's just who we are

Dans la voiture, Luan Nguyen tapote le volant du bout des doigts. S’il savait que le voyage de l’aéroport au quartier délabré où vit sa famille prendrait autant de temps, il aurait prévu de quoi s’occuper. A côté de lui, une jolie jeune femme, les cheveux crépus entourés d’un joli bandeau coloré. Elle tient contre sa poitrine un bébé qui a le nez de sa mère et les yeux de son père. Luan jette un regard attendri à son dernier fils. Avant de soupirer en entendant un énième cri de l’un de ses sept autres enfants. Sa femme rit un peu.

- Si vous n’êtes pas sages, tonton Shen ne voudra pas jouer avec vous.

Le calme revient. Ils sont dociles, leurs enfants, et bien élevés. Luan remonte ses lunettes avant d’appuyer doucement sur la pédale d’embrayage. Ils avancent de deux mètres. Chouette.

- Papa ! Il est comment tonton Shen ?

L’homme sourit. Il est vrai qu’il n’est pas rentré à New-York depuis des années. Sa fille aînée n’avait alors que cinq ans, même elle ne doit pas s’en souvenir. Faut dire que ses missions en Afrique occupent tout son temps, et après avoir donné naissance à quatre enfants et adopté quatre autres bambins aux joues rondes, les voyages devenaient de plus en plus difficiles. Mais pour Noël, ils avaient fait une exception. Surtout que son petit frère, susnommé Shen, parti étudier à l’étranger, avait aussi profité des fêtes de fin d’année pour rentrer quelques jours. L’occasion ne pouvait pas être ratée.

- Votre tonton… Mon petit frère. C’est probablement la personne la plus gentille sur terre. Encore plus que votre mère.

Des grand “ooooh” impressionnés s’élèvent dans la voiture alors que ladite mère secoue la tête avec un sourire. Elle ne peut cependant pas nier. Elle a beau être d’une nature douce et aimante, le cadet Nguyen a la palme. A peine âgé de 18 ans, Shen est la bonté incarnée. Souriant, généreux, doux, discret, calme. Il est une personne que l’on peut qualifier de reposante. Il est comme un nuage de sucre dans la vie de ses proches. Pourtant, ce n’est pas si évident pour lui, de côtoyer du monde.

La grande timidité de Shen est ce que l’on remarque en premier. Naturellement anxieux, il a du mal à s’exprimer, fuit le regard des autres, d’ailleurs il ne regarde jamais dans les yeux, ou en tout cas, très rarement. Toujours à tirer et tripoter ses doigts lorsque l’attention est sur lui, il se retrouve à balbutier, bafouiller, s’enfoncer encore plus dans son angoisse qui tend ses épaules et l’empêche de faire des phrases correctes. Elles sont décousues, n’ont parfois aucun sens, parce qu’il se perd dans ses réflexions et panique.

Pourtant, Shen aime garder son cerveau toujours actif. On le trouve généralement le nez dans un livre. Fasciné par les grands philosophes, il aime les lectures qui poussent à réfléchir aux choses de la vie, qu’elles soient importantes ou insignifiantes. Il réfléchit toujours à ce qu’il fait, son cerveau boue dans une discussion infinie qu’il tient avec lui même. Aussi, il fixera son reflet dans les yeux en se brossant les dents, se demandant pourquoi il brosse dans ce sens et pas dans un autre, s’il va se rincer la bouche au gobelet ou avec ses mains, mais certainement pas directement au robinet, c’est sale, et il sait qu’à l’intérieur, il doit être blanc de calcaire.

Shen est un peu maniaque. Ce n’est pas poussé à l’extrême, et rien de grave, mais il met un point d’honneur à ce que tout soit propre. Ce qui clash grandement avec son immeuble délabré d’un quartier pauvre de New-York. Quand on entre, tout est brillant de propreté. C’est sa mère et lui qui s’occupent du ménage. Il n’a pas peur de se salir les mains, au contraire. S’il finit noir de poussière, c’est pas grave, au moins les meubles sont comme neufs, et une bonne douche fait une bonne récompense après le nettoyage de printemps. Douche qui dure souvent près d’une heure, parce qu’il se perd dans ses pensés en contemplant l’eau ruisseler sur son corps maigrichon. Sans doute en réfléchissant aux grandes lignes de sa vie, comme à l’accoutumée.

Il aime bien cuisiner, aussi. Ce n’est pas un grand chef, mais c’est quelque chose qu’il partage avec sa mère. Et voir le visage satisfait de son père qui mange un bon petit plat après une longue journée de travail, c’est tout ce qu’il lui faut. Shen apprécie les petites choses de la vie, les petits plaisirs quotidiens, qu’il retrouve dans un bon livre ou un bon thé. Ou les deux en même temps, sous ses draps propres qui sentent bon la lessive, qui sont chauds et doux. En plus, il a la fenêtre à côté du lit, alors souvent, il se cale sur le rebord pour se relaxer des heures durant. Simplement.

Il est un enfant parfait, dont les parents sont fiers. Sage, bon élève, calme, aimant. Il a appris à être généreux et attentionné, sans doute parce que sa famille a toujours vécu dans la pauvreté, et qu’il admire son grand frère qui fait de l’humanitaire en Afrique. Shen, y’a pas besoin de lui manger le bras quand il donne la main, parce qu’il donne directement jusqu’à l’épaule, voire plus loin.

- … Alors soyez gentils avec lui, les enfants, et ne le brusquez pas, d’accord ? Je ne veux pas voir mon frère disparaître sous une masse de cheveux frisés.

Shen est stressé. Comme d’habitude, dira-t-on, mais cette fois, c’est pire. Son grand frère revient d’Ouganda avec sa femme et ses huit enfants, et il voudrait que tout soit parfait. Il ne connaît que deux de ses nièces et neveux, et encore, il avait treize ans quand il les a vus. Quant à sa belle-soeur, elle est si belle et gentille qu’il en est toujours tout impressionné. Sans parler de Luan. Son modèle. Son idole.

Il court d’une pièce à l’autre, astiquant le moindre bibelot africain qu’ils leur envoient régulièrement, portant les plateaux pour l’apéritif sur leur table, agrandie avec les moyens du bord, à savoir une planche posée sur des pieds récupérés à la décharge. Leurs couverts ne sont pas en argent, mais avec l’équipe Shen-mama à la vaisselle, ils sont brillants, on pourrait se voir dans les assiettes. Il a peur que le plat ne plaise pas aux enfants, alors à la dernière minute, il propose à son père d’aller acheter un paquet de frites surgelées à l’épicerie du coin. Il dit même qu’il peut payer avec son argent de poche, mais l’homme lui frotte les cheveux et lui donne quelques pièces. Ca fera l’affaire.

Shen enfile alors un énorme manteau. Sa mère lui a trouvé au marché, il a un petit trou dans une poche, alors la vendeuse a été généreuse sur le prix. Il en est reconnaissant, il fait vraiment froid en ce 24 décembre. Même si le manteau ne flatte pas sa silhouette, il s’en fiche. Il faut dire qu’il est tout petit, Shen, il fait 1m68. Il a fini de grandir, en vérité, mais c’est pas grave. Tout maigre de surcroît, faut dire que sa famille n’a pas les moyens de manger convenablement à tous les repas. Ils se sont serrés la ceinture pendant deux mois pour cette unique soirée de Noël, mais ils l’ont fait avec plaisir. Tout sera parfait, ils seront heureux, c’est tout ce qui compte.

Ensuite, il enfonce sur sa tignasse noire un bonnet gris, un peu vieillot. Ses cheveux sont doux et fins, et ils donnent l’air de flotter comme un nuage. Ce qui est amusant, parce qu’il donne l’impression d’avoir une chevelure épaisse, alors que si on glisse nos doigts dedans, on se rend compte que c’est juste un effet d’optique. Il n’a pas les cheveux particulièrement lisses, de plus, ni bouclés, ni ondulés. C’est un mélange bizarre entre les trois. Ca lui convient. Shen cache ensuite ses petites mains fines dans une paire de gants en laine, avant de tirer un peu plus sur son couvre-chef afin de cacher ses oreilles. Il les déteste. Elles sont grandes et décollées. Il n’a jamais rien dit quand on l’appelait Dumbo dans ses années collège, mais il se souvient. Alors il cache, quand il peut. Il ne veut pas non plus laisser pousser ses cheveux, alors, il a souvent un casque sur les oreilles. En l’occurrence, pour sortir faire une course sous la neige, ce sera un bonnet.

Une écharpe, ses chaussures abîmées, et il sort enfin, descend les marches sales de l’immeuble et sort. Ses pas font crisser la couche blanche et épaisse sur les trottoirs. Il fait vraiment froid, alors il remonte son écharpe sur son petit nez. Droit, rond, discret, rougit par le froid. Ses joues aussi sont rouges. Elles le sont très souvent, car le moindre contact humain, physique ou verbal, fait virer sa peau à l’écarlate. Son teint n’est pas si clair, pourtant, il est doré, voire mate en été.

Ses yeux en amande, noirs, parcourent les enseignes éclairées et décorées aux couleurs de Noël. Tout brille et clignote, ça l’éblouit, mais il est heureux. Sa famille sera rassemblée au complet, ce soir, ce ne sera que rires et joie. Dans son reflet, sur une vitrine, il regarde les poches sous ses yeux. Elles sont marquées et lui donnent un air fatigué. Il a essayé, il y a quelques années, des techniques de grand-mère pour les atténuer. Les glaçons sous les yeux le matin, les tranches de citron, n’importe quoi qui aurait pu marcher. Mais au fil du temps, il a appris à les accepter, contrairement à ses oreilles. Il a également de légères fossettes lorsqu’il sourit, elles apparaîtront régulièrement ce soir. Ses yeux riaient avec lui, puisqu’il a le regard rieur. D’ailleurs, en entrant dans l’épicerie, il salue la caissière avec un sourire pur et doux.

- Comme ils sont mignons.

Un sourire sincère et attendri sur le visage, Josie admire une photo de son mari et de son frère, lorsqu’ils étaient petits. Shen était âgé de quatre ans, et Luan de dix-huit ans. Quatorze ans d’écart, c’est considérable, et malgré la distance, les deux frères ont toujours été très proches et très attachés l’un à l’autre. Leur mère s’approche de sa belle-fille, sourire aux lèvres. Elle se rappelle quand cette photo a été prise. Luan finissait le lycée. Son mari et elle savaient pertinemment qu’ils n’auraient pas les moyens de lui payer une université, même en économisant jusque là. Arrivés aux Etats-Unis un an avant la naissance de Shen, ils n’avaient pas pu préparer le terrain comme tout ces parents états-uniens qui savent très bien comment ça se passe.

Occupé à montrer son livre d’images préféré à ses nièces et neveux, Shen est aux anges. Ils sont tous adorables et émerveillés devant les pages, et ça lui réchauffe vraiment le coeur. Il est vite rejoint par son frère et sa femme, puis par ses parents. Tous se rassemblent autour de lui, et il commence à se mettre un peu la pression. Mais la petite Awa qui le regarde avec de grands yeux le fait sourire, et ça va mieux. Il ne s’en doute pas, mais Josie lui dira en plaisantant pendant le repas qu’elle est amoureuse de lui. C’est mignon à cet âge, de crusher sur son mignon petit tonton si gentil et si beau, point de vue d’une fillette de huit ans. Ce n’est pas l’avis de Lisbeth, l’aînée âgée de douze ans, qui rêve d’un homme digne de Will Smith. C’est sûr que Shen en est à des années lumière.

C’est l’instant émotion, parce que sa mère se sent sentimentale d’avoir ses fils et ses petits-enfants à la maison pour les fêtes. Elle a envie de leur raconter un peu comment ses garçons, dont leur père, ont grandi.

Elle est chinoise. Il est vietnamien. Ils se sont rencontrés alors qu’elle était en échange dans un lycée de Hanoï. Ils sont vite tombés amoureux, et elle a décidé de rester au Vietnam pour vivre avec lui. Ils se sont mariés, puis est né Luan. Leur premier fils, leur fierté. Ils étaient jeunes et indépendants, peu attachés à leurs parents, ils se sont donc installés sans l’aide de qui que ce soit. Ils n’ont jamais roulé sur l’or, mais ils ont réussi à se débrouiller comme ils le pouvaient. Puis, leur est venue l’idée folle de partir. Loin. D’aller vivre le rêve américain, avec des années de retard. Mais qu’importe. Leur fils âgé de douze ans, il était assez grand pour changer de vie, et surtout, il n’était pas contre. Très intéressé par les autres cultures à son jeune âge, il était ravi de pouvoir voyager.

Mais ce fût difficile. Se loger avait déjà été un calvaire, mais en plus, un an après leur immigration, un autre petit bout pointa son nez. Shen. Ses parents étaient heureux, bien entendu, et Luan fier d’être grand frère. Mais financièrement, c’était encore plus difficile.

- Nous n’avions même pas de quoi acheter de la viande. Ne croyez pas que Shen aime les animaux, il n’aime juste pas le goût.

Shen sourit, gêné. Il aime vraiment les animaux, mais c’est vrai, il est végétarien surtout parce que son palais n’a jamais été habitué au goût particulier de la viande. Alors, même s’ils ont fait une folie avec un beau chapon ce soir, il n’y touchera pas. Son père le décoiffe affectueusement, et ils rient tous ensemble.

- D’ailleurs, félicitations pour ton entrée à Infinity School, Shen.

Luan lui sourit chaleureusement. Shen rougit un peu. Les compliments de son frère sont les plus importants. Lui qui est parti faire de l’humanitaire alors que Shen n’avait que six ans, il est devenu la personne que ce dernier admire le plus. Ils se sont toujours donné des nouvelles, par téléphone mais surtout par lettres. Avoir l’approbation de son frère pour tout, c’est ce qui compte le plus pour lui. Pourtant, le rêve de Shen est moins louable que les actes de Luan. Sa générosité, en revanche, est à la hauteur, pour sûr.

- On viendra faire dédicacer tes œuvres en personne, c’est promis.

Il est heureux. C’est le plus beau Noël de sa vie.